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Nicolas Dufrêne: on a habitué le corps social à ne penser qu’à travers un dogme social et économique

Par Hugo Guiraudou, Jean Ayçoberry, Joakim Le Menestrel


Nicolas Dufrêne, haut fonctionnaire et directeur de l’Institut Rousseau, un « think tank » qui entend reconquérir la raison républicaine, nous propose son analyse de la crise lors d’un entretien. Mais alors comment reconstruire ?



_ Résilience Commune : Avant de commencer, pouvez-vous nous dire quelques mots sur les raisons qui vous ont poussé à créer l’institut Rousseau ?

_ Nicolas Dufrene : Nous avons commencé à travailler à la création de l’Institut Rousseau il y a un peu plus d’un an. Ce qui nous a réuni, à la fois avec des chercheurs, des personnes engagées et des hauts fonctionnaires, c’est le sentiment qu’il y a aujourd’hui une pensée sociale, écologique et républicaine qui est peu ou mal défendue dans l’univers des instituts de réflexion. On constate également que certains laboratoires d’idées de tendance néo-libérale sont beaucoup plus visibles et ont plus de poids dans les réseaux de décision.

Il y a une pensée sociale, écologique et républicaine peu ou mal défendue à travers les différents laboratoires d’idées

Il était donc nécessaire d’avoir une pensée qui s’appuie sur ces trois piliers : social, écologie et République qui puisse faire contrepoids à cette omniprésence libérale. Par ailleurs, la figure de Rousseau nous a inspiré car il représente une pensée attachée à la nature (Les rêveries du promeneur solitaire), un combat contre les inégalités (Discours sur l’origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes) mais aussi, un combat pour la souveraineté populaire (Le contrat social). De plus, avec la crise des “gilets jaunes” que l’on a traversée récemment, cela nous semblait totalement impensable de continuer sans avoir aussi une réflexion sur les institutions, laquelle peut passer ou non par la question de la VIe république. L’Institut va d’ailleurs publier une longue note de réflexion sur ce sujet crucial des institutions au début du mois d’octobre, ainsi qu’une note sur la réforme de la fiscalité en septembre. De la même manière, sur les sujets financiers, économiques, institutionnels, il faut sortir de l’idéologie et regarder ce qui peut être fait. Il convient ainsi de distinguer ce qui peut passer par une modification du droit national, européen ou international et ce qu’on peut déjà faire dans le cadre actuel. Cela nous renvoie à l’idée qu’il faut aller chercher le détail des politiques publiques : nous voulons proposer des solutions politiques concrètes qui inspirent des réformes réelles.

_ RC : La crise (tant sanitaire qu’économique) a bouleversé le cadre idéologique néolibéral. Dans le même temps, et comme le montre la création de l’institut Rousseau, on voit renaître en France les références à la République et à la raison républicaine. Comment analysez-vous ce retour ?

_ ND : Je pense que nombre des grandes politiques qui ont été conduites au cours des décennies précédentes ne résultaient justement pas d’un libre effort de la raison mais de l’importation de modèles idéologiques et sociétaux étrangers. Or, en France, c’est l’idée républicaine qui forge la citoyenneté. De telle sorte que le corps social a été habitué à ne penser que dans un certain cadre limité dans lequel le rôle de l’Etat est restreint par nature et dans lesquels les politiques publiques sont également bridées dès leur conception. L’espace de l’intelligence et de la délibération collective s’est donc restreint. C'est l’opposé d’une pensée fondée sur l’idée républicaine telle qu’on l’hérite des Lumières : à l’époque, il fallait abattre les dogmes religieux et ceux de la monarchie. Il ne faudrait pas qu’aujourd'hui nous les remplacions par des dogmes dans lequel l’individu prime au détriment de la collectivité, le marché au détriment de la coopération et de la puissance publique et une démocratie formelle à la place d’une démocratie participative.

On a habitué le corps social à ne penser qu’à travers un dogme social, économique, climatique, démocratique

C’est pourquoi, nous avons publié, pendant le confinement, un dossier global intitulé “Comment reconstruire” (https://www.institut-rousseau.fr/comment-reconstruire/). Nous y faisons un certain nombre de propositions d’ordre économique, social et institutionnel. Le premier axe concerne les réformes économiques à mettre en œuvre d’urgence et le second axe traite de la participation des citoyens et du rôle de l’État. Le dernier axe questionne la place de la France dans la mondialisation, pour finir sur les questions environnementales. En fait, quel que soit l’axe que l’on regarde, ce qu’on croyait savoir est en train de s’effondrer. D’où l’importance à nos yeux du terme « reconstruction ». Nous entrons dans une phase où il y a une pensée à déconstruire pour mieux pouvoir la reconstruire. C’est un effort intellectuel de déconstruction d’un certain nombre d’évidences qui méritent d'être questionnés et remises en cause. Mais il y a aussi un effort matériel généralisé de reconstruction à conduire, sur la base d’infrastructures et de systèmes de production propres.

_ RC : Depuis quelques années et avec une intensité redoublée depuis le début de la crise du Covid-19, des voix s’élèvent pour dénoncer une dépendance excessive de la France à la mondialisation et demander une reprise de contrôle de certains secteurs-clés. Cela signe-t-il pour vous la défaite des élites économiques et politiques françaises, incapables de “se représenter le paysage économique comme champ d’action stratégique” et ayant abandonné l’idée d’un Etat-stratège ?

_ ND : Je partage ce constat. Il existe en effet une sorte d'abandon de la question stratégique dans le développement économique, laquelle repose une nouvelle fois sur des soubassements idéologiques. Il ne faut pas sous-estimer la portée de l’idée que le marché va trouver par lui-même les chemins pour répondre aux besoins de la société, mieux que le ferait un Etat, mieux que pourrait le faire une pensée organisée et réfléchie collectivement. Récemment l’Institut Rousseau a publié un texte d’Ophélie Coelho sur les câbles sous-marins qui permettent de relier le monde immatériel de la donnée par des infrastructures bien réelles. Ces infrastructures ont une importance vitale dans un monde qui repose beaucoup sur le numérique. La France possédait deux entreprises spécialisées dans ce domaine : ASN (Alcatel Submarine Networks) et Orange Marine. Mais ASN a été vendue à Nokia, qui s’est empressé de licencier des emplois de haute technologie. C’est l’exemple même de ce qu’il ne faut pas faire. Plus profondément, on peut affirmer que c’est l’exact inverse du programme du Conseil National de la Résistance (CNR) intitulé « Les jours heureux ». Ce dernier visait au contraire à déterminer et à lister des secteurs stratégiques : ce qui devait appartenir au champ de la délibération collective et de l'espace public et ce qui devait être laissé en dehors. Il ne s’agit évidemment pas, aujourd’hui comme hier, de contrôler les boulangeries mais il y a des grands secteurs stratégiques, comme la santé, l’énergie, les communications, le matériel militaire et bien d’autres domaines, dans lesquels une implication plus forte de la puissance publique, allant jusqu’à des nationalisations quand cela se justifie, est indispensable. En effet, les questions de sécurité sanitaire ne peuvent pas être régies efficacement par des mécanismes de marchés. Cela suppose que l’approvisionnement des matériaux de bases doit être organisé par la puissance publique. Il est assez frappant de constater qu’au niveau mondial, nous sommes d’ailleurs plus royalistes que le roi du point de vue de la défense de nos intérêts stratégiques industriels et que les américains le sont finalement beaucoup moins. Ils ont des mécanismes juridiques qui leurs permettent de protéger les secteurs qu’ils jugent essentiels (Golden share, Committee on Foreign Investment in the United States).

Il y a eu une forme de désarmement juridique, économique et stratégique dans la manière de penser les questions industrielles et d’approvisionnements

La réglementation européenne sur les “aides d’État” n’a pas aidé. Cette réglementation dérive directement du principe de concurrence libre et non faussée et est inscrite à l’article 107 du TFUE. Au nom de ce principe, l’Union Européenne a décidé de laisser tomber des entreprises qui avaient parfois un carnet de commandes rempli pour des années simplement pour des difficultés passagères de trésorerie. Même chose lorsque des entreprises stratégiques se sont retrouvées en difficulté : l’UE n’autorise pas ou rarement qu’un État puisse intervenir et/ou rentrer au capital d’une entreprise de manière temporaire. La Commission européenne est même allée jusqu'à pénaliser des mécanismes spécifiques qui avaient été mis en place tel que le “Fonds de Développement Économique et Social” qui visait à accorder des aides à des entreprises en difficulté. La Commission a demandé leur remboursement avec en plus une pénalité. Il y a donc eu une forme de désarmement juridique, économique et stratégique dans la manière de penser les questions industrielles et d’approvisionnements. Cela rejoint la question de la transition écologique en fait. Une grande part de nos importations dérivent des énergies fossiles importées, à commencer par le pétrole et le gaz. Cependant, nous avons tous les moyens sur notre continent de développer des énergies alternatives avec des mécanisme fondés sur l'hydroélectricité, la biomasse et les ENR par exemple. C’est ce qui doit aujourd’hui renouveler notre pensée stratégique : planifier, relocaliser et verdir notre modèle de développement.

_ RC : Pensez-vous que le cadre juridique européen soit une des causes principales de ce renoncement à une culture stratégique ? Pensez-vous de plus qu’il soit impératif de revoir le mécanisme des aides d’Etat en Europe ?

_ND : Cela me semble en effet impératif. À chaque fois que l’on aborde cette question avec la Commission, ils répondent - et ce n’est pas entièrement faux - que le droit européen prévoit déjà un certain nombre d’exceptions et que des aides d’Etats peuvent être accordées de plein droit dans certains secteurs. Il s’agit par exemple des aides accordées suite à une catastrophe naturelle ou pour financer l’innovation et la recherche. Théoriquement la transition écologique rentre en effet dans ce cadre. Mais il y a un système de notification obligatoire à la Commission qui est très pervers puisqu’il conduit les États à s’auto-censurer. En effet, il peut y avoir un long aller-retour de questions-réponses avec la Commission qui va demander : c’est pour qui ? comment ? qu’est-ce que vous accordez ? Tout cela peut durer des mois et des mois alors que parfois il faut agir très vite, en particulier pour sauver une entreprise en difficulté.


Alors que théoriquement le droit permet des exceptions, dans la pratique elles ne sont peu voire pas utilisées

Arnaud Montebourg, lorsqu’il était ministre, avait élevé la voix sur ce sujet, puisque quand une entreprise est en train de mourir on n’a pas le temps de faire des allers-retours avec la Commission, surtout si à la fin la Commission conclut que la procédure était illégale et qu’il faut donc rembourser. Alors que théoriquement le droit permet des exceptions, dans la pratique elles ne sont peu voire pas utilisées parce que les États et les administrations s’auto-censurent en amont avant d’utiliser ces dispositifs. Je pense qu’il faut vraiment réformer ce dispositif, et a minima prévoir un mécanisme d’accélération de la réponse de la Commission. Ça ne coûterait en plus pas grand-chose puisque ça n’impliquerait pas forcément de revenir sur les traités, mais simplement de revenir sur la manière dont la Commission examine ces aides d’Etat. C’est d’ailleurs ce que la Commission a fait durant la période actuelle : elle a suspendu en partie les règles relatives aux aides d’État ainsi que le pacte de stabilité. La suspension c’est bien, l’abolition ce serait mieux.

_ RC : Vous venez d’écrire une note sur la décision de la cour suprême de Karlsruhe relative au programme d’achat d’actifs publics (PSPP) de la BCE. Ce programme avait pour objectif de permettre à la BCE de racheter les dettes souveraines des États auprès des banques privées. La décision de la cour de Karlsruhe ressemble, comme vous le dites, à un “ultime avertissement” à l’encontre de telles initiatives. Sommes-nous condamnés à des politiques monétaires à la sauce allemande ? Quelle est l’alternative ?

_ND : Nous entrons là en terrain miné… Effectivement, ce qui est apparu avec cette décision c’est, et je trouve qu’il est important de le souligner, la fragilité de l’ordre juridique européen. L’affaire n’est d’ailleurs pas finie, la Cour de Justice de l’Union Européenne a répondu en arguant que les cours nationales étaient nécessairement liées par ses interprétations. Sauf qu’évidemment cela ne se passe pas comme ça puisque personne ne peut imposer à une juridiction nationale suprême d’appliquer une décision. On peut se demander, pour paraphraser quelqu’un de bien connu : “très bien mais la CJUE, combien de divisions ?”. Donc effectivement cela montre une grande fragilité de l’ordre juridique européen, souvent suspendu au bon vouloir des États. Sur cette affaire particulière, cela est cependant d’autant plus regrettable que les Allemands, du strict point de vue de leur intérêt national, n’ont pas intérêt à perdre l’euro. Parce qu’ils exportent beaucoup et que l’euro leur permet d’avoir un taux de change inférieur à ce qu’il devrait être s’il n’y avait pas cette mutualisation. C’est d’ailleurs ce qui les a conduits récemment à accepter l’émission d’une dette commune et le plan de relance. Le tabou monétaire, à savoir l’interdiction du financement monétaire direct des États, sera-t-il le prochain à tomber ? Ce n’est pas gagné : aujourd’hui les Allemands nous disent: “l’euro sera allemand ou ne sera pas”. Ce faisant, ils placent les autres États face à un choix impossible, soit se retirer, soit se plier à ce qui leur semble être un diktat, c’est-à-dire que ce sera ça ou rien du tout.

Alors est-ce qu’on a une porte de sortie ? Il me semble que oui. J’ai coécrit une tribune dans Alternatives Economiques avec Alain Grandjean sur l’annulation des dettes, qui peut être une vraie solution à côté de celle de la monétisation d’une partie des dettes. Ces deux questions sont d’ailleurs longuement développées dans notre ouvrage « Une monnaie écologique », paru en février dernier aux éditions Odile Jacob et qui prend encore plus son sens dans la période actuelle. Il me semble qu’une annulation des dettes pourrait fonctionner, et ce pour plusieurs raisons. La première est que d’annuler une dette ne nécessite pas de financer directement un Etat. C’est-à-dire que c’est la Banque Centrale qui a une créance, et qui décide d’abandonner cette créance. Cela se fait tous les jours dans le monde financier, dans le monde économique, que des créanciers, des banques ou des entreprises, annulent une créance pour libérer un débiteur qui ne peut pas rembourser. Les traités sont muets sur cette question de l’annulation des dettes. La question ne s’est posée qu’une seule fois concernant la Grèce, en 2012, lorsqu’on a voulu savoir si la BCE pouvait accepter une perte. La CJUE avait décidé que non, arguant que cela pouvait être considéré comme un financement monétaire. C’est tout à fait discutable et d’ailleurs, en 2015, lorsqu’on a mis sur pied le programme OMT qui permet de racheter de la dette sans limites à un État, la CJUE avait déjà commencé un revirement de jurisprudence en validant le programme alors qu’il était destiné à des États en très mauvaise situation financière et qu’il était tout à fait possible, en cas d’activation, que la BCE doive assumer des défauts.

Si bien que je ne pense pas qu’aujourd’hui, s’il y avait une décision du Conseil des gouverneurs de la BCE, disant : “on a vécu une situation exceptionnelle, on a besoin de mesures exceptionnelles, donc on annule les dettes publiques détenues par les banques centrales qui composent l’Eurosystème”, cela pose un problème à la CJUE. S’il y avait par ailleurs un soutien politique du Conseil, je vois très mal comment la Cour de Justice pourrait intervenir et dire que ce n’est pas compatible avec les traités.

Je pense donc que ce sujet est avant tout technique et politique. Ce serait en plus une porte de sortie qui ne nécessiterait pas de revenir sur l’indépendance de la Banque Centrale. Même si on peut le souhaiter par ailleurs car une banque centrale indépendante se condamne à l’impuissance, notamment car elle n’est pas légitime pour faire des choix politiques. Mais pour en revenir à notre sujet : l’annulation n’oblige pas à revenir sur l’indépendance de la banque centrale. Ça permettrait de ne pas faire directement un financement monétaire de la BCE vers les États. Ça me semble donc être la solution la plus raisonnable face à la situation actuelle et pour avoir des plans de relance à la hauteur de la situation et de la nécessaire reconstruction écologique.

_ RC : Pensez-vous qu’une renégociation des Traités soit aujourd’hui envisageable ? Si oui, grâce à quelle stratégie et quels partenaires ?

_ ND : On peut renégocier les traités. Il ne faut pas oublier que depuis Maastricht on a quand même modifié les traités à cinq reprises, sans compter le traité budgétaire européen et les accords inter-gouvernementaux qui se sont mis en place notamment concernant le MES (le Mécanisme européen de stabilité). La procédure est néanmoins compliquée, il faut l’unanimité et donc convaincre un certain nombre d’Etats, comme l’Allemagne, l’Autriche ou les Pays-Bas qui, dans des domaines différents, pensent avoir intérêt à ne pas bouger et à faire le minimum de concessions. Je pense que dans ce cas-là il faut se rapprocher des Etats du sud qui attendent d’ailleurs que la France joue un rôle un peu plus moteur sur ces questions. Il faut se rapprocher de l’Italie, de l’Espagne, de la Grèce, du Portugal qui auraient tout intérêt à un allègement de ces contraintes. Comme on l’a souvent entendu à propos des coopérations renforcées on peut aussi imaginer la mise en place de mécanismes en commun.

On peut renégocier les traités, (…) après tout l’Europe a aussi avancé par les crises

Que ce soit dans le cadre de l’Union européenne ou pas, pour avoir une vraie solidarité on pourrait tout à fait envisager cette solution. Après tout l’Europe a aussi avancé par ces crises. Que ce soit la crise de la chaise vide, la crise du serpent monétaire européen, les crises ne sont pas toujours mauvaises. Il ne faut rien totémiser, les traités sont faits pour être changés.

_ RC : Vous êtes également le coauteur d’un essai (Une monnaie écologique paru aux éditions Odile Jacob en février 2020) qui rappelle que la monnaie est un instrument efficace pour répondre aux grands défis du XXIe siècle. Pouvez-vous nous en dire plus sur la façon dont les mécanismes monétaires peuvent être utilisés afin de répondre à la crise écologique qui a déjà commencé ?

_ ND : La monnaie fait partie des biens communs qui ne doivent pas, selon nous, être soustraits à la délibération collective. Dans le livre on rappelle que dans le programme du Conseil national de la résistance il y avait l’idée, à la Libération, d’établir un parlement du crédit et de la monnaie. Cela avait été fait. Il y avait eu un comité national consultatif du crédit qui pendant quelques années a associé les partenaires sociaux, les partis, les citoyens, les représentants de l’Etat qui décidaient ensemble d’une politique monétaire adaptée aux besoins, c’est-à-dire dans quels secteurs on devait prioritairement distribuer du crédit, dans quel autre secteur il faut au contraire ralentir et encadrer le crédit, avec quel taux d’intérêt et dans quelles limites, notamment pour ce qui concernait les avances de la banque de France au Trésor qui était déterminée en loi de finances. À ce titre, il faut souligner que ces avances ont toujours existées jusqu’à Maastricht mais elles n’étaient cependant pas illimitées : les propos complotistes sur la loi de 1973 ne correspondent pas à la réalité. Aujourd’hui il faudrait rétablir ce mécanisme sachant bien évidemment qu’il serait incompatible avec l’indépendance de la Banque centrale européenne et avec l’article 123 du TFUE.

Ensuite très concrètement, la monnaie c’est une dette. Les banques créent de la monnaie à chaque fois qu’elles accordent un crédit ou bien qu’elles achètent un actif financier ou immobilier. Ce pouvoir exorbitant des banques fait que la croissance (qui elle-même suppose une extension de la masse monétaire) s’accompagne aussi d’une extension de la dette. Ce mécanisme-là fait que l’on atteint régulièrement des situations dans laquelle les acteurs, privés comme publics, sont surendettés, notamment parce que les revenus progressent généralement moins vite que la dette dont une partie est thésaurisée ou fuit à l’étranger (en cas de déficit commercial). La crise ne va évidemment rien arranger. Et même si on peut dire que l’Etat devrait encore s’endetter à taux nul, le fait est qu’il ne le faisait pas suffisamment avant la crise et qu’il ne le fait désormais que contraint et forcé par les évènements. Il ne le fait pas parce qu’il s’imagine (et les travaux de certains économistes comme Reinhart et Roof l’aident à s’imaginer) qu’on ne peut pas aller plus loin, qu’au-delà de 90% de dettes publiques la peste et le choléra vont se déclencher. Or, nous avons besoin de monnaie car la monnaie est le carburant de l’économie. Aujourd’hui ce que nous recommandons, c’est de prendre conscience de ces impasses et d’en tirer les conséquences. Il faut par exemple des mécanismes de création monétaire libre, qui soient sans dette, qui soient quasiment des dons comme ce qu’on appelle des dettes perpétuelles. Il faut des mécanismes d’injection monétaire permanents dans l’économie et pour qu’ils soient efficaces, il faut qu’ils soient ciblés, notamment sur la transformation des structures productives et sur la transition écologique. Cela nous apparaît d’ailleurs plus efficace que de distribuer de l’argent à tout le monde (helicopter money) puisque nous n’aurions alors pas de transformation de la structure économique. C’est d’ailleurs pour moi la grande limite de l’hélicoptère monnaie, je préfère qu’on ait des mécanismes de création monétaire ciblés qui permettent d’injecter de la monnaie par exemple au profit de la transition écologique. Si on injecte de l’argent par ce biais je pense que pour le coup on aura un vrai ruissellement sur la société qui sera bien plus efficace qu’un ruissellement par les marchés financiers, lequel est à certains égards un ruissellement inversé.

Il faut des mécanismes de création monétaire libre, qui soient sans dette associée, qui soient quasiment des dons comme ce qu’on appelle des dettes perpétuelles

Enfin, il faut s’interroger sur l’architecture du système monétaire. Aujourd’hui, la BCE ne peut entretenir des relations financières directes qu’avec les banques privées. C’est pour cette raison que les injections de milliards d’euros sur les marchés financiers restent à leur place et ne vont pas dans l’économie réelle, les banques n’ont aucun intérêt à aller les investir ailleurs. Ce n’est pas de leur faute d’ailleurs. On ne peut pas attendre d’une banque lucrative privée qu’elle fasse autre chose que ce qui lui rapporte le plus. C’est pour cela qu’il faut établir des passerelles directes de financement entre la banque centrale et l’Etat ou avec les banques publiques d’investissement avec des conditionnalités, avec l’obligation d’employer la monnaie à des fins écologiques.

_ RC : A votre avis, sur quels sujets la gauche doit-elle travailler en priorité pour réinventer ses fondamentaux si elle veut reconquérir l’opinion ?

_ ND : C’est la capacité d’agir pour transformer le réel qui pose problème à la pensée progressiste. Cela rejoint la question des limites de la pensée et du cadre d’action que nous évoquions au début de l’entretien. Il est donc essentiel de se réapproprier l'Etat et la souveraineté dans leur signification profonde. En effet, la souveraineté du peuple, qui est suprême et qui ne se divise pas comme le rappelle Rousseau, est placée en porte-à-faux avec l'incapacité de l'Etat à agir, alors que l'Etat est justement l'instrument qui doit servir à rendre concrète la volonté populaire. Cela est une des causes profondes de la crise de la représentation. Une fois que l'on prend conscience de ce décalage entre la théorie et la réalité, on comprend une partie de la désillusion qui frappe de nombreux citoyens sur la capacité du politique à changer réellement les choses. Il faut donc retrouver notre capacité à faire ce que l’on décide démocratiquement de faire.

L’État s'est désarmé lui-même en s'imposant des contraintes excessives ou inutiles sur de nombreux sujets

Très souvent, les citoyens n'ont d’ailleurs pas conscience de toutes les limites que s'est imposé lui-même l'Etat et ils ne comprennent donc pas pourquoi celui-ci n'agit pas. Ils ont raison. Mais ils doivent comprendre que cette impuissance à faire ne tombe pas du ciel et qu'elle n'est pas une donnée naturelle : c'est une construction. On a organisé l'impuissance publique pendant de nombreuses années en se fondant sur des dogmes erronés dans la toute-puissance du marché puis en les transcrivant en partie dans les traités. Il faut en prendre conscience, l'expliquer et proposer des pistes concrètes pour retrouver une capacité d'action réelle.

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